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Kamel Daoud ou l'autre Camus

« La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. »

Albert Camus, « L’étranger »

Le premier roman du journaliste du « Quotidien d’Oran », Kamel Daoud, est en forme de cri du cœur d’un vieil homme tourmenté par l’indifférence des hommes et la frustration de ne pas avoir existé dans l’Histoire malgré sa position de victime parce que les bourreaux occupent tout le terrain. C’est un « étranger » parmi les siens qui fait écho à l’autre « étranger » qui tua son frère dans les années quarante.

L'Algérie (française) de Camus est morte comme la mère de Meursault dans « L'étranger ». Celle de Kamel Daoud, journaliste et écrivain algérien, indépendante et libérée du joug de la colonisation par la force des armes, identifiable elle à la mère de l’ « Arabe »[1] de Camus, est « encore » vivante.

Le qualificatif utilisé dans son premier roman [2] par cet écrivain de l’Algérie actuelle pour qualifier cette (autre) mère qu’il fait exister enfin, est celui de « M’ma ». Il sonne comme une réappropriation de la langue et de la mémoire après une longue et meurtrière guerre de décolonisation. Et c'est sur cette question centrale de la mère que débute ce (cet autre) premier roman, chef œuvre de l'absurde, publié par l’unique prix Nobel de littérature que donna l’Algérie, en 1942. La réponse[3] littéraire inéluctable est enfin arrivée, elle s'appelle "Meursault, contre-enquête" ; elle constitue l’espoir dont peut naitre le travail salutaire de la mémoire, de ses retournements et de la raison des hommes ; et débute donc par cette phrase qui comptera désormais : "Aujourd’hui, M'ma est encore vivante".

Faire exister l’«Arabe » de Camus

Faire exister tout simplement (et enfin !) un personnage sans nom, nié, oublié, humilié et aliéné comme l’étaient les colonisés dans l'Algérie française des années 40, un personnage néanmoins incontournable dans ce premier roman publié de Camus (car qu’est-ce que L’étranger sans l’assassinat de l’ « Arabe » ?) et lui rendre ainsi une « justice » si chère à Camus lui-même, tel est le colossal projet auquel s'est attelé avec brio ce chroniqueur du « Quotidien d’Oran », journal francophone algérien, dont la liberté de ton est aussi redoutée par le pouvoir d’Alger qu’attendue par les lecteurs assidus. Un chroniqueur qui déchaine autant l’admiration que la haine, dans une Algérie encore malade de son passé, une Algérie qui ne cesse de s’interroger, de malmener son présent et qui a mal à son avenir depuis maintenant 52 ans.

Daoud alla jusqu’à oser, à l’annonce de la candidature (proprement kafkaïenne et qui en dit long sur l’ampleur de ce mal aux racines profondes) de Abdelaziz Bouteflika à un quatrième mandat présidentiel en février 2014, interpeller violemment le président alors candidat à travers le journal électronique « Algérie-Focus »: « Vous serez lynché. Mort, malade ou vif. Vous serez pendu, chassé, allongé sur une civière et inculpé du crime d’avoir massacré des millions d’enfants à venir» !

Cet oranais, comme les protagonistes de La peste , roman « positif », qui s’inscrivit dans la nécessité pour Camus de contrebalancer le terrible message de L’étranger, est né à Mostaghanem en 1970. Il flirta dans jeunesse, à travers de précoces lectures, avec la pensée mystique musulmane et s’interrogea tout entier selon les mots de Sartre, armé la sincérité qui le caractérise, et tout près de l’islamisme ambiant : la culpabilité, la femme, le sexe, toutes choses taboues dans le village de son enfance. Des questionnements par conséquent impossibles à partager avec son entourage.

Cet enfant de surcroit, comme tous les algériens par ailleurs, du désarroi identitaire, considère que la langue arabe classique[4] qui lui a été imposée par l’école depuis sa jeunesse est une violence, au même titre que ce qu’ont subi les enfants de Kabylie qui (eux au moins) avaient un lien charnel avec leur amazighité[5] puisqu’ils parlent la langue d’origine de cette terre. La langue française n'est plus un problème puisque la colonisation s'en est allée et le "butin de guerre" si cher à Kateb Yacine est son moyen d'expression privilégié à travers l'écriture notamment. Un travail de "restitution" que devra de toutes façons faire le pays dans son ensemble qui intègre le Tamazight, l'arabe algérien et l'arabe classique que maîtrise parfaitement Daoud,

Daoud s’étonne par ailleurs encore (comme s’il ignorait au fond de lui-même le temps de la cicatrice) que personne n’ait eu cette idée de donner vie à l’ « Arabe » que tua Meursault, idée qui lui vint le temps d’une rencontre avec un journaliste français à Oran, venu enquêter sur l’auteur du Mythe de Sisyphe, naturellement emmuré dans ses représentations incomplètes et donc simplistes de l’écrivain et de l’œuvre, ce qui lui inspira une chronique quotidienne qui fut consécutive à cette rencontre, qu’il intitula : « L’Arabe tué deux fois »[6].

En voulant réfuter la négation originelle de Camus, Kamel Daoud se surprend à raconter la douleur de ceux qui sont restés après le meurtre de l’ « Arabe », dont le prénom est Moussa, qui servit, que c’est terrible (encore) de l’écrire, de simple marchepied au questionnement existentiel d’un Meursault se préparant à quitter un monde absurde et donc intolérable. Apparaissent donc le frère, Haroun, et la mère de celui à qui il tente de redonner sa vie antérieure (et le cheminement postérieur des siens), à défaut d’une réelle sépulture pour laquelle il est sans doute trop tard, puisque le corps de Moussa restera introuvable et sa tombe vide, comme une douleur lancinante qui ne partira pas ou qui ne partira qu’à la disparition des siens.

Haroun et sa M’ma n’ont pas pu trouver de réponses à leurs questionnements ni de réconfort à leur chagrin. Et même après « l’Indépendance », comble de la douleur, ils sont confrontés à l’indifférence des nouveaux dirigeants du pays faute de preuves formelles de l’assassinat de celui qu’ils considèrent comme le premier Chahid[7] de la sanglante guerre qui vint comme une fatalité douze ans plus tard. Le roman donne donc vie à cette famille qui a vécu la douleur de la perte violente de l’un des siens, sali de surcroit dans sa dignité[8], à cause, et c’est un comble encore, d’un injustifiable « soleil » sans doute trop pesant : « (…) celui qui a été assassiné est mon frère. Il n’en reste rien. Il ne reste que moi, assis dans ce bar, à attendre des condoléances que jamais personne ne me présentera. »[9], nous dit Haroun dès le début de cette longue confession.

Une errance qui ressemble à celle d’un peuple meurtri

Après 70 ans de silence et pire, d’indifférence et donc de négation de leur existence même, Haroun raconte sa terrible errance et celle de sa mère, meurtrie, qui porta ce deuil et tenta de survire à la disparition de son ainé, qui a succédé à un autre drame familial, plus ancien et resté mystérieux, celui de la disparition de son mari. Tant de souffrances finirent par la murer dans le silence définitif à l’image de la (vraie) mère de Camus qui, elle aussi, perdit un mari dans la grande guerre ainsi, pourrait-on dire, que son fils, devenu écrivain, à son départ en France en 1940 :

« Aujourd’hui, Mm’a est encore vivante. Elle ne dit plus rien mais elle pourrait raconter bien des choses. [10]»

Les pères dans les labyrinthes de ces histoires qui s’enchevêtrent demeurent de grands absents, souvent guerriers dans des champs de bataille obscurs et fatalement partis dans de sombres circonstances, ce qui participe de cette impérieuse quête personnelle de chacun dans sa subjectivité propre et dans cette ignominie qui jaillit parfois.

Cette « M'ma » romanesque (une forme de symbole suprême de la forte évocation de la femme algérienne à qui est restituée une réelle place dans cet écrit, la sortant d'une autre négation et des mythes réducteurs auxquels elle fut acculée) et ceci représente encore une ramification de ce grand drame du vingtième siècle, vient évoquer de façon magistrale la douleur des millions de mères de l‘Algérie actuelle, que les déchirements de la guerre contre le colonisateur d’abord, de la guerre fratricide ensuite, encore plus douloureuse et toujours enfouie à l’heure qu’il est dans les nécessités du refoulement, ainsi que la perte d’un enfant ou d’un mari, parfois restés sans sépulture, ont meurtries à jamais.

Haroun de son côté porte fatalement une culpabilité qui l’empêche de vivre à l’exemple de Jean-Baptiste Clamence, le « juge-pénitent » de La chute , roman de la culpabilité bourgeoise ou « chrétienne » selon Daoud lui-même, son roman préféré dont il choisit ouvertement le mode de narration particulier pour ce monologue truffé de références très explicites aux textes de Camus.

Le narrateur est dans un bar à Oran car il a fini par quitter définitivement Alger qu’il n’aime guère. Le serveur de ce bar, qui agit en filigrane et par qui arrive l’alcool, élixir qui permet de supporter quelque peu le monde et ses souffrances, porte également le prénom prophétique de Moussa.

Moussa comme le Moïse de La Bible, ne verra pas la terre promise que son peuple, libéré d’une servitude qui lui coûta la vie, finira par atteindre. Son frère Aaron- Haroun, considéré comme un prophète dans le Coran (dans lequel Moïse est très peu cité sans être suivi d’Aaron), est là comme la nécessité de poursuivre le chemin. Le rapport de Daoud à la religion, et dont il se revendique et qu’il revendique comme une clé de voute de la recherche de la solution pour l’Algérie moderne, est bien là comme précisément Camus qui l’exprime aussi bien cette dimension parfois oubliée dans La chute que dans l’étranger, où il est remarquable que la seule scène où Meursault reprend vie et contact avec le monde, est celle où il explose littéralement face à « l’aumônier » et énonce enfin sa vision du monde à travers un discours volubile et passionné.

Camus à la barre ?

Tous les ingrédients étaient sans doute dans ce roman pour condamner (enfin) camus ouvertement à travers cette « réponse » littéraire. Lui qui est à la barre au moins depuis 1954, début de la guerre d’Algérie car il n’a jamais adhéré jusqu’à sa mort accidentelle en 1960, à l’idée d’une Algérie indépendante qui exclurait de facto sa mère ni à celle de la violence selon lui injustifiable d’un FLN qui pourrait aussi avoir raison de cette mère, dans la rue ou dans autobus à Alger. Camus reconnait l’aspiration à la justice contenue dans cette insurrection violente mais il reconnait aussi ouvertement en 1957 à Stockholm, préférer « sa mère » à cette « justice » dont la revendication passe par cette violence qu’il ne peut cautionner parce qu'elle peut toucher aux siens. Ce "procès" interminable (on a dit de L’étranger en 1942 que c’était du Kafka écrit par Hemingway) n'en finit pas de susciter des réactions, des cris côté "anti-camusien" notamment en Algérie, et beaucoup de scepticisme voire du scandale chez les désormais très nombreux camusiens convaincus des deux côtés de la Méditerranée.

Tout ceci est à l'image de ce qui peut, de près ou de loin toucher à la guerre d'Algérie de façon générale et qui déchaîne les passions tels ces cris de "haine" réclamés par Meursault à la fin de L'étranger et qui se sont imposés ainsi à Daoud pour les derniers mots de ce roman.

Aux antipodes de ce que l’on peut attendre donc, et comme dans toute œuvre importante, Daoud ne règle pas "son" compte "enfin" à Camus. Au contraire, en regardant l'arabe en face, il le désacralise et le réduit à l'expression de son humanité et à ses contradictions, malgré sa position de subalterne, d'humilié, d'aliéné donc de vulnérable que la morale ainsi que la force de l'identification amènent spontanément à défendre, malgré la (juste) "majesté" que les anticolonialistes peuvent lui trouver dans le contexte de la guerre. Daoud va même jusqu'à rapprocher Haroun, le frère de l' « Arabe », d'un Meursault assassin et impliqué sans doute malgré lui encore dans le système colonial et donc responsable de l'horreur de la guerre qui suivra, aux yeux des algériens.

En complétant le tableau des personnages complexes de ce drame shakespearien à multiples facettes, Daoud entame ce travail de "deuil" d'une brutalité encore vivante, il se permet ce recul nécessaire et salvateur et loin de trancher, il donne néanmoins des éléments indispensables, presque à son corps défendant, pour appréhender le drame de cette guerre et la douleur de ses racines.

Cela ne résout certes pas l'équation insoluble de la complexité de Meursault en même temps que de celle de 'homme et de l'écrivain Camus mais invite assurément, et sans doute malgré lui encore, à une empathie qui peut s’accommoder de la dénonciation, toutes deux nécessaires au dépassement des grandes douleurs castratrices qui assassinent l'avenir.

Camus l’Algérien, enfin ?

Camus l'Algérien se dessine plus précisément, paradoxalement et contre toute attente, dirions-nous, dans ce roman de l’Algérie nouvelle et décomplexée qui doit son avenir à un retour serein sur elle-même et sur son passé. Oui, Camus l’Algérien avec ceux qui ont rendu ou cru rendre sincèrement « justice » à cette terre, quelles que soient les raisons des uns et des autres pour le disqualifier de cette composante de lui-même ou pour l’en qualifier en excluant souvent les autres. L’autre Camus est bien là et sa « mère, l’Algérie »[11]selon les mots de Jean Pélégri, est à la fois celle de Haroun et de celui qu’il désigna, selon son humaine subjectivité dénoncée par Raymond Aron [12] en 1958 et plus violemment par Wassyla Tamzali[13] aujourd’hui, par l’ « Arabe », et ceci quelles que soient leurs différences.

C’est donc cet autre Camus qui nous est suggéré par Daoud qui ne se considère pas lui-même comme un « camusien » au sens classique, que l’Algérie doit sans doute savoir s’approprier, quitte à le malmener si nécessaire.

Un autre Camus à découvrir et à penser à travers le miroir brillamment réfléchissant de Kamel Daoud.

[1][1] Ce qualificatif est utilisé par les européens d’Algérie sous la colonisation française pour qualifier la population dite « indigène », qu’elle s’exprime en arabe ou en berbère.

[2] "Meursault, contre-enquête", éditions Actes Sud paris. Mai 2014. Editions Barzach- Alger- Octobre 2013

[3] Jean Pélégri, romancier Algérien, fils de Colon de la Mitidja, a publié en 1963 un roman important, Le Maboul aux éditions Gallimard, que l’on peut considérer comme une première réponse (inconsciente ?) à l’Etranger de Camus.

[4] L’arabe algérien est la langue maternelle de Kamel Daoud.

[5] L’amazighité est une référence au peuple amazighe, peuple d’origine de cette région d’Afrique du Nord.

[6] Dans cette chronique du quotidien d’Oran en 2010, Kamel Daoud ébauche déjà le personnage de Moussa, de ce qui sera son roman.

[7] Martyr de l’Islam. Terme utilisé largement par le FLN pendant la guerre d’Algérie pour désigner les combattants de l’indépendance tués par l’armée française.

[8] Il y a une allusion à une sœur de l’ « Arabe » qui serait une prostituée. Haroun dénonce cette mystification puisqu’il affirme ne pas avoir de sœur.

[9] Page 11

[10] Page 11

[11] Essai de Jean Pélégri paru aux éditions Actes Sud en 1990, après une édition algérienne chez Laphtomic en 1989.

[12] Pour Raymond Aron, dans « L’Algérie et la République » en 1958, « Camus n’arrive pas à s’élever au dessus de l’attitude du colonisateur de bonne volonté. »

[13] Wassyla Tamzali a affirmé récemment avoir compris que Camus a « épousé le racisme des pieds-noirs » pendant la guerre d’Algérie.

"Meursault, contre-enquête" de Kamel Daoud. Editions Actes Sud mai 2014

"Meursault, contre-enquête" de Kamel Daoud. Editions Actes Sud mai 2014

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