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    L'écrivain et poète engagé Jean-El Mouhoub Amrouche, décédé le 16 avril 1962 à Paris, est un symbole de cette richesse pas toujours bien exploitée, de cette souffrance mille fois vécue par des femmes et des hommes baignés dans deux ou plusieurs cultures, notamment au moment de choix fondamentaux dictés par des conflits sanglants. Mis en demeure de choisir, sommés de prendre position quand ils ne le souhaitent pas parce qu'ils croient en la paix entre les peuples,  en le dialogue constructif entre les cultures quelles que soient leurs différences ; ou tout simplement reniés par une partie ou par l'autre parce qu'ils n'ont pas voulu se compromettre par affinité personnelle, afin de ne pas aller à l'encontre de leurs principes.

     L'impossibilité du choix a été exprimée par beaucoup de ceux qui font partie de ces univers hybrides et non classés, par ces métisses culturels selon les mots de Wadi Bouzar, qui sont autant de ponts de fraternité entre les civilisations et les cultures. Amin Maalouf refuse d'être "'l'un" ou "l'autre" dans "les identités meurtrières" *, Jean Sénac a été assassiné parce qu'il ne représentait pas "le modèle déposé" de l'Algérien de l'après-indépendance et Jean Amrouche a été relégué à son rang (naturel?) d'indigène parce qu'il pensait juste le combat pour l'indépendance de l'Algérie. La limite est là, Amrouche le chrétien et le français ne gênait pas tant qu'il "n'ouvrait pas sa bouche" comme le dit Azouz Beggag à propos de son père et de sa place dans la société française en tant qu'immigé ; il est même le bienvenu, puisque selon les mots de Bourdieu, il a suivi le processus de déculturation ou d'acculturation masquée qui pouvait lui permettre d'être en France l'homme de radio qui inventa l'entretien radiophonique sur Radio France Paris notamment avec des écrivains célèbres tels que Mauriac et Gide; Il est écouté et respecté dans un cercle certes restreint, mais bel et bien existant...Le jour où ses principes personnels, dictés par le réveil brutal que lui ont inspiré la seconde guerre mondiale puis surtout les évènements de Sétif, de Guelma et de Kherrata du 8 mai 1945 où l'image de l'oppression coloniale s'est dessinée dans son esprit ; des principes qui l'ont poussé à entrer en politique, à conseiller et même dit-on à influencer le Général De Gaulle en 1943 et 1944, puis à prendre position fermement pour le combat des algériens ; ce jour-là il n'est plus celui qu'il était, il est le kabyle de service qui n'a pas su rentrer dans les rangs, il perdra sa place à la Radio parce qu'il pensait juste le combat des opprimés  et qu'il est vu uniquement comme leur frère de sang et non comme un citoyen français sincère possédant sa liberté de jugement.  

    Mais Jean Amrouche n'a pas eu non plus une histoire facile avec sa terre d'origine, avec ses propres racines, comme sa soeur Taos, chanteuse bien connue des kabyles et écrivain, de sept ans sa cadette. Il est né dans une famille atypique : « Le sort des Amrouche, nous dit l'écrivain et anthropologue Mouloud Mammeri, a été une fuite harcelée, hallucinante, de logis en logis, de havre jamais de grâce en asile toujours précaire. Ils sont toujours chez les autres étrangers, où qu'ils soient. De là cette hantise de partout reconstituer la tribu, de porter la tribu à la plante de leurs pieds, faute de l'avoir à la semelle de leurs souliers, parce que des souliers ils n'en avaient pas toujours ».

         Jean voit le jour le 7 février 1906 à Ighil-Ali dans les montagnes de kabylie où les "Pères blancs" étaient traditionnellement implantés. Son père Belkacem-Antoine , devenu chrétien à 16 ans, dans un univers musulman où un tel acte peut signifier l'adhésion au système colonial, et sa mère Fadhma-Margueritte Aït Mansour se convertira à son tour trois ans plus tard pour pouvoir se marier avec lui. C'était en 1899, et ce mariage  contre-nature n'a pas manqué de susciter les questionnements . Fadhma est une femme rebelle dans une société kabyle de la fin du 19ème siècle pétrie de tradition.  Elle écrira dans "L'histoire de ma vie" rédigé en 1946 et publié en 1968 chez François Maspéro : " Ce qui m'avait le plus étonnée dans le milieu où j'évoluais, c'était le prestige dont jouissaient les représentants du sexe mâle, même les plus déshérités. " Elle dira aussi son sentiment d'être une exilée dans tous les lieux où elle se trouvait.

       Il était difficile pour Jean Amrouche de  ne pas souffrir de ce qui peut paraître comme des contradictions et des difficultés dans la façon même dont sa vie s'est construite malgré-lui. 

    C'est en 1911 que les parents de Jean deviendront français par un décret de naturalisation ratifié à Tunis où ils s'installeront après leur conversion et où Jean passera une bonne partie de sa jeunesse. Après de brillantes études secondaires, il rentre à l'école normale de Saint-Cloud et devient professeur de lettres dans les lycées de Sousse et Tunis où il rencontre le poète Armand Guibert et commence à publier ses premiers poèmes entre 1934 et 1937 (Cendres et Etoiles secrètes).

    Berbère de naissance, tunisien puis français d'adoption, Jean Amrouche était resté très imprégné de sa culture d'origine, culture millénaire qu'il "chantera"  haut et fort à sa manière (Chants berbères de Kabylie maru en 1939 à Tunis) et dont il vantera un grand symbole auquel il a pu s'identifier : le Roi-rebelle Jugurtha auquel il consacrera un essai en 1946**.

     Et comme si cela ne suffisait pas, Jean Amrouche est demeuré dans l'interrogation permanente par rapport à son oeuvre écrite en français mais pensée sans doute en kabyle. Et comme le dit Hervé Sanson, c'est un poète qui aura vécu "une poésie contraire, hostile à elle même, en contradiction permanente, contrariée, elle aura toujours avancé en sens contraire afin de survivre à elle-même". Dans "Chants berbères de kabylie en 1939, il se demandera "avec inquiétude, si ces chants, pour la plupart oubliés dans le pays même où ils ont fleuri, portés dans une langue étrangère [le français], ne paraîtront pas dépouillés de leur poésie".

    Jean El Mouhoub Amrouche a eu dans son oeuvre poétique et dans son travail d'écrivain un attachement certain pour sa culture française, pour sa religion catholique, pour  sa berbérité malgré les obstacles que cela pouvait représenter pour lui, il a eu aussi a coeur l'indépendance de l'Algérie (qui occultera le fait berbère une fois libre) qu'il ne verra  pas puisqu'il disparaîtra peu de temps après les accords d'Evian rongé par un cancer auquel il a donné lui-même un sens dans sa souffrance tel qu'il l'écrira dans l'Express du 22 mai 1958 :

"Je me nomme El-Mouhouv, fils de Belkacem, petit-fils d'Ahmed, arrière petit-fils d'Ahcène.

Je me nomme aussi, et indivisément, Jean, fils d'Antoine.

Et El-Mouhouv chaque jour, traque jean et le tue.

Et Jean chaque jour, traque El-Mouhouv et le tue." 

  Les textes de Jean Amrouche, rassemblés par Tassadite Yacine qui s'intéresse à lui depuis plusieurs années, dans un livre intitulé "l'Eternel exilé"***, rappellent d'abord les multiples talents et les engagements de l'homme, "écartelé mais parvenant à rester toujours fidèle à ses multiples cultures, sans jamais choisir l'une contre l'autre" pour reprendre les mots de Leïla Sebbar.  

  L'exemple d'Othello, le maure de Venise de William Shakespeare, cité encore par Maalouf, est à méditer ici: Si Othello, cède à une crise de jalousie, devient fou et tue, c'est parce que, depuis le départ, il n'a fait que s'automutiler en détruisant en lui-même les dernières traces de sa culture d'origine.

C'est cela qu'a refusé difficilement Jean Amrouche qui repose au cimetière de Sargé-sur-Braye dans le Loir-et-Cher; ceci au prix de sa souffrance personnelle dans laquelle nombreux sont ceux qui se reconnaîtront, parmi eux les français qui ont en eux cette culture berbère.

  

 *Grasset-1998

** L'Eternel Jugurtha in numéro 13 de la revue l'Arche. Paris 1946.

***Awal/Ibispress 2002

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